dimanche 24 mars 2013

Cour(s) d'école




Mathieu avait peur de beaucoup de choses, mais il avait surtout peur des maths.  Selon lui, les maths étaient une matière violente. Un par un, en file indienne, les élèves venaient au bureau de la maîtresse. Ils attendaient la sentence. Un trait rouge dans la marge et l’élève pouvait regagner sa place et passer à l’exercice suivant. Son tour venu, Mathieu posait son cahier sur le bureau et affichait un faible sourire, espérant que celui-ci favoriserait l’indulgence de la maîtresse. Mais les maths étaient une science exacte et, le plus souvent, il était confronté au soupir de madame Durier. Le premier jour, elle avait dit aux enfants « appelez-moi Maryse ». Elle était en instance de divorce et parfois, sa patience en pâtissait. Il arrivait que les cahiers volent dans la salle de classe. C’était donc la boule au ventre que Mathieu présentait son travail.

-           Mathieu, mais quand est-ce que ça te rentrera dans le crâne, hein ? 

Elle disait cela en lui donnant des coups de cahiers sur la tête à chaque syllabe prononcée. Ça ne lui faisait pas mal, mais il sentait quand même les larmes monter et sa vue se brouiller. Il ne voyait pas comment les maths pouvaient lui rentrer dans le crâne. Il n’y avait pas de trou. Juste une cicatrice qui datait du jour où la démonstration de son agilité sur la cage à poules de la cour de l’école s’était soldée par un « ploc » sourd. Le sol était devenu rouge puis, il avait entendu des voix crier son nom dans le lointain et des pas précipités. Depuis, il avait un goût amer dans la bouche lorsqu’il revoyait cet assemblage métallique qui n’était pas fait pour les poules mouillées. Il le regardait du coin de l’œil. Il avait eu 9 points de suture et la structure elle, était toujours là, plus rutilante que jamais, prête à attirer de nouveaux enfants qui, contrairement à l’équipage d’Ulysse, ne résistaient pas longtemps aux sirènes placées dans la cour de l’école. 

Il retournait donc à sa place la tête basse. Les larmes coulaient sur son cahier et déformaient le quadrillage bleu. Il essuyait le tout du revers de sa manche. Il aurait bien aimé copier sur quelqu’un,  mais dès qu’il faisait une bêtise, il rougissait et il repensait à Marcellin Caillou, ce personnage de Sempé toujours écarlate pour un oui ou pour un non. Lorsque la maîtresse était de meilleure humeur, elle venait et se penchait sur Mathieu. Sa bouche sentait le café froid et la cigarette. Le mélange d’odeur lui soulevait le cœur, mais s’il savait que la vérité sortait de la bouche des enfants, il avait également appris qu’il ne fallait pas pour autant la dire. Quand il était plus jeune, il avait mis sa mère dans l’embarras en disant tout fort « la dame elle est pas belle ! ». La phrase était sortie toute seule comme il aurait pu dire « j’ai envie de faire pipi » ou « j’ai faim ».

En géométrie, ce n’était pas mieux. Il était gaucher. C’était pratique pour le tennis, mais pas pour l’école. Il rendait toujours un vrai torchon. Il traçait des traits et découvrait ensuite avec horreur que la tranche de sa main salissait ce qu’il venait d’accomplir. Il avait beau gommer, la gomme laissait des traces noires et le papier s’arrachait, empirant l’aspect initial de son travail déjà peu présentable.

 Il avait été rassuré de voir que dans la vie de tous les jours, les adultes ne passaient pas leur temps à tracer des lignes ni à résoudre des problèmes que personne ne se posait. Les adultes, eux,  avaient une arme magique : la calculette. Pourquoi faire compliqué lorsqu’on peut faire simple se demandait-il.  L’objet existait mais il était défendu de l’utiliser de même façon qu’il ne devait approcher les produits toxiques conservés sous l’évier de la cuisine. Il ressentait la même frustration lorsque sa grand-mère lui servait une soupe épicée et qu’il avait une forte envie d’avaler un grand verre d’eau fraîche situé là, tout près, mais auquel on n’a pas le droit de toucher puisque boire chaud et froid en même temps était interdit par la gent parentale. 

Lorsque venait le moment de réciter les tables de multiplication, il espérait fortement tomber sur la table de 1 ou celle de 5. S’il était interrogé sur la table de 7 ou de 8, il sentait son cœur cogner plus fort et ses jambes trembler de façon incontrôlable. Il n’avait pas compris que 7x8 et 8x7 était exactement la même chose et que le résultat donnait invariablement 56. 

          Pour toutes ces raisons, Mathieu avait horreur qu’on le surnomme Math. Il pouvait se mettre en colère rien que pour ça. Il se disait que c’était comme s’appeler Olivia et détester les olives ou être fils de boulanger et être allergique à la farine. Il se demandait s’il aurait aussi détesté le français si ses parents l’avaient appelé François. En dehors des maths, Mathieu appréciait l’école. Il aimait l’histoire et particulièrement la préhistoire. Il avait été surpris de découvrir qu’il y a très longtemps, il existait des animaux qui faisaient bien plus peur que le doberman des voisins ou l’araignée qui tissait sa toile sur les barreaux du balcon.

Ce qu’il préférait par-dessus tout à l’école, c’était le français. Son père ne comprenait pas sa passion pour la lecture lui qui ne feuilletait que le programme TV. Il aimait les poésies qu’il fallait apprendre. Il se souvenait de l’histoire d’une petite pomme qui s’ennuyait toute seule sur son arbre et qui criait son désespoir d’être ainsi laissée dans le noir du verger. Il se réjouissait de devoir illustrer « Le Hérisson » de Maurice Carême dans son cahier.

Dans la cour de récréation, il avait une peur bleue d’une ronde particulière. Il s’agissait de ce jeu où il se retrouvait au milieu d’un petit groupe. Il incarnait le fromage et les autres lui tapaient dessus en scandant : 

Le fromage est battu,
Le fromage est battu,
Ohé, ohé, ohé,
Le fromage est battu.

Il se couvrait la tête pendant que les autres s’en donnaient à cœur joie. Parfois, il jouait aux gendarmes et aux voleurs avec ses camarades. Lorsque l’un deux prononçait « haut les mains ! » Les autres, ravis, récitaient en chœur :

                Haut les mains,
                Peau de lapin,
                La maîtresse en maillot de bain.

 Il n’avait jamais vu la maîtresse en maillot de bain lorsqu’ils allaient à la piscine. Il avait appris avec effroi que, cette année, tous les élèves de son niveau iraient à la piscine. C’était le vendredi. Il aurait préféré que ce soit le lundi pour en être vite débarrassé. Là, cela lui gâchait le vendredi et le plaisir imminent d’être en weekend. Ce plaisir était cependant limité puisqu’il détestait le dimanche. Il se demandait d’ailleurs qui pouvait bien aimer le dimanche et, du coup, il avait un peu de peine pour ce jour mal aimé, mais il avait beau faire un effort, il ne parviendrait jamais à éprouver de l’enthousiasme en sachant que le lendemain il devrait retrouver le chemin de l’école. Il aurait préféré que tous les dimanches de l’année soient mis bout à bout pour en finir, mais les samedis deviendraient alors les nouveaux dimanches.  Le dimanche soir, il tournait et retournait dans son lit dans l’espoir de trouver le sommeil tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, du côté gauche puis, du côté droit. Enfin, lorsqu’il avait tout tenté,  il enfouissait la tête sous son oreiller et son range-pyjama. Il ne comptait pas les moutons, il n’avait pas envie d’inviter les chiffres entre ses draps et sa couette Tintin. Parfois, il récitait des poésies ou des chansons d’Anne Sylvestre. Les nuits de pleine lune, trouver le sommeil était encore plus difficile. Il ne fermait pas les volets. Il avait peur du noir. Au clair de lune, il attendait que le sommeil  soit plus fort que son angoisse. Il avait toujours en tête « le soleil a rendez-vous avec la lune », chanson qu’il aimait fredonner avec sa mère.

La piscine avait tout du cauchemar. Il ne nageait pas vraiment et paniquait dès qu’il n’avait plus pied. Il n’arrivait jamais à mettre son bonnet de bain seul, contrairement aux autres ; deux adultes étaient nécessaires pour y parvenir. Il avait une grosse tête et ses oreilles décollées ressortaient tels les rétroviseurs non rétractables d’une voiture. Il devait aussi laisser ses lunettes au vestiaire ce qui lui valait les moqueries de ses camarades qui lui trouvaient un air de taupe forcée de sortir en plein soleil. Il avait toujours détesté l’eau et avait en horreur les reportages des fonds marins que ses parents regardaient. La voix monotone et la respiration bruyante des plongeurs avaient sur lui un effet soporifique immédiat.

Chaque année, il redoutait l’approche de la fête des mères, synonyme de cadeaux à réaliser. Les élèves s’y mettaient parfois plusieurs semaines à l’avance. Lorsque tout était terminé et que les objets plus ou moins utiles attendaient sur une table dans le fond de la classe, il réalisait que le sien était le plus moche de tous et qu’il ne serait jamais à la hauteur de la beauté de sa mère. Il se rattrapait dans la rédaction d’un poème qu’il se réjouissait de lui lire le jour j. Il avait du mal à garder le secret. Heureusement qu’il était fils unique, il ne pouvait concevoir que quelqu’un d’autre lui pique le privilège de souhaiter le premier une bonne fête à sa maman. 

       L’année du CM2 marqua un tournant dans la vie d’écolier de Mathieu. Problèmes, conversions, divisions et autres ne lui faisaient plus peur. Il les achevait bien plus vite que les autres. Pour quelle raison ? La maîtresse avait eu un argument infaillible. Aussitôt les exercices terminés, les élèves avaient le droit de rejoindre le fond de la classe et de choisir un ouvrage dans lesquels les seuls chiffres étaient ceux des chapitres et des pages que Mathieu tournait.

dimanche 10 mars 2013

Action ou vérité




Maman est morte quand j’avais 10 ans. Des suites d’une longue maladie, comme ils disent. Je ne sais pas pourquoi on s’entête à dire ça alors que tout le monde sait que, derrière ces mots, il faut entendre «d’un putain de cancer ».

Je suis sûr que maman m’aurait accepté comme je suis. Notre vie en commun avait été si courte qu’elle n’avait pas eu le temps de voir en moi l’adulte que je serai.

Quant à mon père, il était bien vivant mais malgré cela, absent. Ça n’avait jamais été facile entre lui et moi. Les choses s’étaient amplifiées à l’adolescence. Plus aucune complicité, le silence s’était installé petit à petit, sans s’en rendre vraiment compte. Un « bonjour » et un « au revoir » ou « tu peux signer ça pour l’école ». Nous étions étrangers, presque confus de nous retrouver à deux. L’ancien trio que nous constituions ne pouvait plus fonctionner, privé de l’un de ses membres. Je n’étais pas le fils qu’il aurait voulu avoir et ce n’était pas non plus le père que je souhaitais. On ne choisit pas sa famille, on fait avec… ou sans. Depuis la mort de Maman, il me rejetait encore plus car j’étais son portrait craché. Il la voyait en moi. J’étais son seul enfant, il était le seul parent qui me restait. Plusieurs fois j’ai eu envie de lui dire qui j’étais vraiment mais je savais déjà sa position sur la question. « Regarde-moi ces tafioles » l’avais-je entendu dire à plusieurs reprises, ignorant que l’une d’entre elles vivait avec lui depuis 17 ans, bientôt 18.

Je me rappelle précisément d’une scène. J’étais en  cinquième. C’était lors d’une sortie scolaire. Nous allions au musée du Louvre afin d’illustrer de manière concrète notre programme d’histoire. Depuis notre collège de banlieue, il y en avait pour plus d’une heure en bus. L’ambiance était électrique. Quelqu’un avait lancé un « action ou vérité ». Mon tour était venu. 

-          Loïc, action ou vérité ?
-          Vérité.
-          Avec qui aimerais-tu sortir dans la classe ?
-          Charlie, avais-je dit sans hésiter.

Tout le monde s’était tourné vers l’intéressée qui avait souri et rougi avant de pouffer de rire avec ses copines. Ils ignoraient qu’il y avait méprise et qu’il ne s’agissait pas de cette Charlie-la. Il y avait deux Charlie dans notre classe. C’était l’autre qui m’intéressait. Charlie Petrovski. Il était arrivé cette année au collège et il ne sut jamais rien de mon attirance pour lui. Je me contentais de son amitié tandis que lui flirtait avec Maeva, puis Lola.

Je me souviens également d’un cours de biologie en quatrième. La reproduction était au programme. Madame Da Silva nous expliquait avec sérieux des choses que nous connaissions déjà.  
  
-          Et les homos, madame, ils font comment ? avait lancé Lucas en déclenchant l’hilarité des autres.
-        Très drôle, Lucas ! Très drôle ! Je te propose de nous l’expliquer la semaine prochaine dans un exposé. 

           Ca l’avait bien calmé et les rires avaient redoublé. C’était dingue ce que l’homosexualité pouvait faire rire les autres. Il y avait une certaine jouissance à prononcer le mot, à se rassurer sur sa « normalité ». Les mecs se chamaillaient et se bagarraient en se traitant de pédés. C’était une façon pour eux d’affirmer leur virilité d’une voix qui portait encore les marques de l’enfance. Ils utilisaient le mot à tout-va, si bien qu’il en perdait son sens. 

Retournons à ma vie actuelle. J’étais désormais en terminale. Mon père travaillait à l’usine en horaires décalés. Quand je rentrais du lycée, il était là. Il partait quand ma journée se terminait. Nos chemins ne faisaient que se croiser. 

Ce soir-là, quand je suis rentré du lycée, j’ai machinalement sorti ma clé de mon sac à dos. Elle ne rentrait pas dans la serrure. J’ai posé mon sac au sol pour mieux me concentrer mais pas moyen de l’y faire entrer. Aussi absurde que cela puisse paraître, la serrure avait été changée. Mon père était bricoleur, il avait dû faire ça en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. J’ai sonné. Des pas ont résonné de l’autre côté de la porte. J’ai entendu le verrou se défaire puis mon père est apparu dans l’entrebâillement. Il a jeté mon grand sac de sport que j’utilisais pour aller au club de handball.

-          Tire-toi. Je ne veux pas de ça chez moi. Tu me dégoûtes.

Trois phrases qui m’ont laissé interdit. La porte s’est refermée avec fracas et le bruit des pas s’est évanoui dans l’appartement.
Comment l’avait-il appris ? Nous qui ne partagions rien. Tout d’un coup je me suis souvenu. Ce matin sur MSN. L’heure qui défile. Cours d’histoire à 10h. La précipitation. Le bus à ne pas louper. Cliquer sur démarrer, arrêter. Attraper son sac de cours sans attendre que l’ordinateur ne s’éteigne. Erreur stupide. Se souvenir que la dernière phrase à l’écran était « Je t’aime» et qu’elle était signée de Bastien78. Game over. Retrouver Bastien comme tous les jours. Ne pas se douter que, pendant ce temps-là, son père, une tasse de café à la main, s’installerait derrière l’ordinateur familial et découvrirait l’homosexualité de son fils par écran interposé alors qu’il était venu commander une nouvelle perceuse.

Nous étions à la fin du mois de mars et mon forfait de téléphone était épuisé depuis une semaine, consumé jusqu’à la dernière seconde. Je ne savais pas où aller ni à qui en parler. Les gens ne sont pas à l’écoute. Ils te demandent si ça va mais même si tu réponds « non », ils ne relèvent pas et continuent comme si de rien n’était. J’ai tourné la situation dans tous les sens. J’ai marché sans me rendre compte qu’il pleuvait, ni que les passants m’insultaient lorsque mon sac les heurtait dans leur course effrénée contre le temps qu’il ne rattraperait jamais. 

Quelle heure peut-il bien être ? 23 heures. Trop tard pour faire quoi que ce soit. Epuisé, j’ai posé mon sac ; je me suis assis sur ce banc de fortune trop court pour pouvoir y allonger mon mètre 89. Par chance, il ne faisait pas si froid en cette fin mars même si j’allais grelotter toute la nuit. De mon sac, j’ai ôté un sweat à capuche, l’ai roulé en boule, il me servira d’oreiller. Demain, j’aviserai. 

Bastien et moi étions ensemble depuis cet été. Il n’avait jamais été dans ma classe mais je le croisais dans les couloirs du lycée et nous faisions du handball ensemble, tout comme Steeve mon meilleur ami ou plutôt ex-meilleur ami, depuis le jour où il avait compris que mes liens avec Bastien allaient au-delà de l’amitié. Ils nous avaient surpris dans les vestiaires après un match alors que Bastien m’embrassait. Nous pensions être seuls, les autres fêtaient notre victoire. Steeve me cherchait. Il n’a pas dit un mot. Il est reparti en silence. J’ai regardé Bastien puis suis parti à la poursuite de Steeve. Je lui ai attrapé le bras, l’obligeant à s’arrêter.

     -        Steeve, je suis désolé. Je ne voulais pas que tu l’apprennes comme ça.
     -        Ne m’approche pas, sale pédé. Quand je pense au nombre de fois où tu es venu dormir chez moi. Tu as dû bien kiffer.
    -       Ca n’a rien à voir, ai-je dit mais il était déjà reparti. Il ne comprenait pas que je n’allais pas sauter sur tous les mecs sous  prétexte que j’étais gay.

La nuit fut longue et le sommeil court. Le matin, j’arrive tôt devant la grille du lycée. Je guette l’arrivée de Bastien qui arrive toujours in extremis avant les cours.

                -     Tu as une sale tronche Loïc. Ca va ?
                -     Mon père m’a foutu à la porte, hier. J’ai dormi dehors. Il sait pour nous…
                -     Tu déconnes ? J’peux pas le croire. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?
    -      Plus de forfait, tu le sais bien… Je voulais venir chez toi mais il était trop tard. Puis ta mère…
   -     Ma mère sait que je suis gay. Elle s’en fout, elle est cool. Elle préfère me voir heureux que venir me rendre visite au cimetière. On en reparle tout à l’heure, j’ai DS de maths dans genre… 3 minutes.

Bastien était une pile électrique au cœur tendre. Avec lui, rien n’était grave. Il trouvait toujours une solution à tout et était toujours prêt à aider les autres. C’était ça qui m’avait plu chez lui.

J’avais cours de sport. Je me suis fait engueuler par Monsieur Lagrange car pour entrer dans le gymnase, il fallait une paire de baskets propres et mon sac préparé à la hâte par mon père n’en contenait pas.
La matinée passa. A la cantine, j’ai retrouvé Bastien. Nous avons avalé notre repas en un temps record. Il a appelé sa mère qui lui a demandé 30 secondes, probablement le temps de s’isoler de l’open space bruyant qui ne favorisait pas les conversations entre une mère et son fils. Il lui a expliqué la situation avant de conclure d’un : « Tu es la meilleure, maman ! Je t’aime ».

     -          Alors ? ai-je demandé
     -          Devine qui vient habiter chez nous ?

Je n’avais encore jamais rencontré sa mère mais Bastien n’avait de cesse de me dire qu’elle était formidable. C’était une mère célibataire. Elle avait eu Bastien à 19 ans avec l’amour de sa vie qui justement en avait plusieurs de vies, lui.

J’avais posé mes affaires dans un coin de la chambre de Bastien. Pour la première nuit, je dormirai sur le canapé du salon en attendant que l’on dégage la chambre d’ami. 

Une semaine était passée depuis que Bastien et sa mère m’avaient ouvert leur porte lorsque mon père me l’avait claquée au nez. Même si j’étais à l’aise et que je me faisais vite aux règles de vie de cette nouvelle famille, je savais bien que je ne pouvais rester là indéfiniment. Ces derniers jours, j’avais appris que chez Barbara et Bastien, on dînait la télé allumée et, dans cette famille, ce n’était pas pour masquer un silence trop pesant. Nous étions vendredi soir. Barbara avait commandé des pizzas. Le générique du JT de 20h retentit au moment où nous nous installions à table. La pizza passait de l’assiette à la bouche, le bruit de la mastication couvrant parfois les horreurs que nous montrait le JT de Claire Chazal. « Le JT, c’est sacré ! Maman voue un culte à Claire Chazal » m’avait dit Bastien. Je m’étais retrouvé seul à table ; Barbara était allée ouvrir à la voisine qui avait sonné quelques minutes plus tôt. Bastien était au téléphone avec sa grand-mère et faisait les cent pas dans l’appartement en s’efforçant de parler fort pour se faire comprendre de sa mamie qui devenait sourde. Les reportages s’enchaînaient, passant parfois du coq à l’âne. Là, au milieu de ma pizza quattro formaggi, la journaliste annonça un sujet au sein d’une association venant en aide aux jeunes homosexuels rejetés par leur famille. La réalité s’invitait jusque dans mon assiette. 

      -        Ca vous dirait un ciné ce soir, les garçons ? Loïc ? demanda Barbara une fois le calme revenu et les traces du repas effacées.
       -      Si ça ne vous dérange pas je préfère rester seul, ai-je répondu.
       -      Comme tu veux. On te racontera.

Par la baie vitrée, je les ai regardés sortir de l’immeuble, bras dessus bras dessous. Ils se sont retournés d’un même mouvement et m’ont fait signe. Je leur ai rendu leur salut et les ai vus rapetisser puis disparaître complètement.

Refermer le rideau. Faire quelques pas. S’asseoir. Appuyer sur la touche « entrée » du PC du salon resté en veille. Entrer le nom de l’association entendu au JT dans le moteur de recherche. Cliquer sur le lien. Lire la mention « 24h/24, 7 jours sur 7 ». Saisir le téléphone sans fil posé sur son support. Inspirer un grand coup et taper les 10 chiffres d’un numéro qui marquerait le début d’une nouvelle vie.

dimanche 3 mars 2013

Inde, 2, 3

   

Je m’appelle Noémie et j’ai 8 ans depuis une semaine. J’avais poussé mon premier cri entre deux tôles du gigantesque bidonville de Dharavi, près de Mumbai. J’étais née en Inde, le grand pays en rose sur la carte du monde accrochée au mur de ma chambre. 14 mois plus tard, j’avais fait mes premiers pas dans une grande maison en France, sous la surveillance étroite de celle que j’avais appelé « Maman » instinctivement.

Ma première maman était trop pauvre pour me garder. Elle avait eu le temps de me donner un prénom avant de me confier à l’orphelinat. Netravati, ca voulait dire « aux beaux yeux ». Je ne voyais pas en quoi ils étaient beaux et ça n’avait pas changé grand-chose puisqu’elle m’avait abandonnée. 

Noémie, c’était le prénom qui allait avec la nouvelle vie et le nouveau pays. Sur les papiers, je m’appelais Noémie Netravati Carzon.

Quand j’étais petite, Maman m’avait expliqué que je n’étais pas sa vraie fille. Elle ne l’avait pas dit comme ça, mais c’est ce que ça voulait dire. Elle m’avait dit que j’avais été adoptée et que c’était pour ça que j’étais différente de Lucie et de Paul qui, eux, étaient ses vrais enfants. Quand j’étais encore plus petite, je ne savais même pas que j’étais différente. A l’école, un jour, Lilian m’avait demandé où était ma maman. Je lui avais dit « à la maison » et il avait dit « non, ta vraie maman, celle qui est marron, comme toi ! » Je m’étais mise à pleurer sans savoir pourquoi. 

Je pensais que j’étais un peu comme le vilain petit canard. Mon père, ma mère, mon frère et ma sœur étaient blancs comme une Vache qui rit et moi j’étais aussi foncée qu’une tablette de chocolat très noir.

C’était bizarre de penser que, avant, j’avais eu une autre famille et que j’habitais dans un pays avec des gens comme moi. Ici, je ne passais pas inaperçue. J’étais la seule indienne de ma classe et même de toute l’école. Ca facilitait les choses pour les maîtresses, elles retenaient facilement mon prénom.

Pour mon anniversaire, j’avais demandé une poupée qui me ressemblait. A la Grande récré, il n’y en avait pas. Elles avaient souvent les cheveux jaunes comme ceux de Lucie et des yeux bleus. J’en avais une qui me ressemblait, mais c’était une poupée de collection que ma tante Céline avait ramené de voyage et je n’avais pas droit de jouer avec. Je ne voyais pas l’intérêt d’avoir un cadeau dont je ne pouvais pas me servir. On m’avait dit que je serai contente de l’avoir quand je serai grande mais je ne comprenais pas bien car moi, c’était maintenant que je voulais jouer avec. En plus, les adultes ne jouaient pas à la poupée. J’avais aussi une petite poupée Pocahontas qui venait de Disneyland. Ce n’était pas une indienne de l’Inde, mais de l’Amérique parce que Christophe Colomb n’était pas doué en géographie et qu’il avait confondu les deux.

Le soir, après les devoirs, Lucie et moi avions le droit de sortir jouer dans l’impasse. Nous y retrouvions nos voisins. Il y avait les jumelles Margaux et Léonie et les frères italiens Ugo et Lorenzo. J’étais amoureuse de Lorenzo mais ça personne ne devait le savoir. Il avait le même âge que moi mais il paraît qu’il était surdoué. Il avait sauté deux classes. Il était au courant de beaucoup de choses et nous racontait toujours des histoires que nous écoutions la bouche ouverte de fascination. Surtout moi, vous savez pourquoi.

Un soir, alors que je mettais la table avec Maman, j’en avais profité pour lui poser une question qui me perturbait depuis un moment.

-         Maman, c’est vrai que tu m’as achetée ?
-         Bien sûr que non !  Pourquoi dis-tu ça ?
-        C’est Lorenzo. Il a dit que tu avais payé pour m’avoir et que c’était comme ça quand on adoptait un enfant.
-       Enfin, tu le sais bien. Je t’ai déjà expliqué ! L’argent ce n’était pas pour t’avoir mais pour les papiers, les procédures, les dossiers…
-        Ah… Donc j’étais gratuite ?
-        Ce n’est pas une question d’argent. Nous t’avons adoptée car Papa et moi nous te désirions plus que tout. Ce Lorenzo, il est peut être surdoué mais il est n’est pas très malin de te mettre de telles idées dans la tête. Appelle ton frère et ta sœur au lieu de dire des bêtises, on va bientôt manger.

Maman m’avait dit que si j’étais restée en Inde avec ma vraie mère, je ne serais pas allée à l’école. Je ne voyais pas en quoi cela était un problème. Elle avait aussi précisé qu’à mon âge, là-bas, certains enfants travaillaient déjà pour aider leur famille, tandis que moi je n’avais qu’à faire mes devoirs et m’amuser. Elle disait qu’en Inde, c’était très difficile pour une famille pauvre d’avoir une fille car, lors du mariage, il fallait donner beaucoup de sous à la famille du marié. Comme j’étais quand même un peu indienne, même si je vivais en France, j’avais un peu économisé l’argent que me donnaient mes grands-parents. Contrairement à Lucie qui en dépensait plein, je le gardais dans ma tirelire pour le jour où Lorenzo voudrait se marier avec moi. Selon Maman, je ne devais pas en vouloir à ma vraie mère de m’avoir abandonnée car elle m’avait sauvé la vie et que ça n’avait pas dû être facile pour elle. Pour moi, l’Inde était comme dans les contes. Allongée sur mon lit, je m’imaginais à la place d’une princesse indienne vêtue d’un sari brodé d’or. Je me baladais à dos d’éléphant et tout le monde me saluait d’un « Namaskar, princesse Netravati ».

-     Paul, Lucie, Noémie ! Descendez on a une grande nouvelle à vous annoncer. 
La voix de Papa avait mis fin à mes rêveries.

Tous les trois nous avons dévalé l’escalier. Paul arrivait toujours le premier ; il faut dire qu’il était plus grand que Lucie et moi. Une fois en bas, nous nous sommes jetés sur le canapé en nous poussant les uns les autres pour éviter la place du milieu qui était la moins convoitée. Lucie, moins bagarreuse et beaucoup plus douce que Paul et moi avait fini par s’y retrouver. Nos visages étaient souriants. Chacun rêvait à cette fameuse nouvelle. Pour Paul, elle se matérialisait sûrement sous la forme d’un scooter rouge flambant neuf. Lucie, je le savais, s’imaginait qu’on allait enfin avoir un petit chaton dont elle rêvait tant. Elle lui avait déjà trouvé un prénom : « flocon». 

-      Même s’il est noir ? Je lui avais demandé lorsqu’elle m’avait confié son souhait. 
Vexée, elle n’avait plus rien dit et avait simplement haussé les épaules.

Quant à moi, j’espérais que Papa et Maman nous annoncent qu’ils allaient avoir un autre enfant. Comme ça, je ne serais plus la dernière et on me remarquerait peut-être moins, trop occupés à définir si Bébé avait les yeux de Papa ou le nez de Maman et à s’extasier lorsqu’il tenterait de faire rentrer le triangle dans l’ouverture ronde de sa maison des formes. 

Papa et Maman se tenaient la main. 

-          Alors voilà, a dit Papa. Cet été nous allons tous en Inde. 

Tout le monde avait l’air réjoui. J’ai bien tenté de sourire. 

-          Tu es contente ? M’a demandé Papa.

Quoi ? C’était ça la bonne nouvelle ? Mon menton a commencé à trembler, mon nez et mes yeux à piquer. Les larmes ont coulé.

-         Mais enfin Noémie, pourquoi pleures-tu ?
-         Je ne veux pas retourner en Inde. Je veux rester avec vous. Je serai sage et je travaillerai bien à  l’école. Je le promets. Ne m’abandonnez pas !
-          Mon ange, si nous allons en Inde c’est pour te montrer ton pays, tes racines. Comment peux-tu penser que nous allions t’y laisser. Tu es notre fille au même titre que Lucie.
-         C’est Lorenzo. Il m’a dit que si je n’étais pas sage vous alliez me rapporter en Inde et me redonner à l’orphelinat.
-        Ma puce, il te fait marcher. Tu ne dois pas croire tout ce qu’il te dit. Avoir un enfant, c’est pour la vie. Quoi qu’il arrive, nous t’aimerons pour toujours. 

Ce soir-là, longtemps après que Noémie fut couchée, ses parents s’interrogèrent sur les raisons qui pouvaient bien pousser Lorenzo à raconter de telles histoires à leur fille. Le père alluma l’ordinateur pour consulter ses mails. Pris d’un doute, il entra quelques mots dans le moteur de recherche. Un lien vers un article s’afficha. 

-          Chérie ! Viens voir…
-          J’arrive.
-          Regarde.
-          Où ça ?
-          Là, à droite.
-        Oh mon Dieu ! « Artem, sa mère adoptive le renvoie dans son pays d’origine », lit-elle à voix haute.

L’été arriva et la famille était sur le point d’embarquer. Noémie tenait son billet d’avion Paris-Mumbai dans une main et celle de sa sœur dans l’autre. L’hôtesse de l’air lui prit son billet et lui dit « bienvenue à bord, princesse ». Le visage de Noémie s’éclaira et elle redressa le menton, pleine de fierté. Elle jeta un regard complice à Lucie et elles explosèrent de rire

L’avion se remplissait. Noémie n’avait jamais vu autant d’Indiens de toute sa vie. Les genoux sur le siège, elle s’agrippa au dossier pour interroger sa mère assise une rangée derrière Lucie, Papa et elle :

-          Dis Maman, tu crois qu’eux aussi ont été adoptés ?