mercredi 12 juin 2013

Lettre chair








Anne avait toujours eu un rapport compliqué à la nourriture. Lorsqu’elle était petite, c’était déjà une source de conflits.

-       Finis ton assiette. Il y a des enfants qui meurent de faim en Afrique, s’énervait sa mère.
-        Tu n’as qu’à leur envoyer mon assiette par avion.

Son père s’était levé d’un bond et lui avait donné une gifle. Anne avait été envoyée dans sa chambre. Elle se dit qu’après tout, ce n’était pas plus mal puisqu’elle n’avait pas dû finir son assiette. Elle avait donc gagné la partie. Elle se frottait la joue qui était encore chaude. Elle avait été plus surprise qu’autre chose. C’était la première fois que son père levait la main sur un de ses enfants. Pour un peu, elle en aurait été flattée. Anne était la rebelle de la famille. Il y avait Elsa, sa sœur aînée qui réussissait tout. Elle était la fille modèle, le rayon de soleil sur pattes, celle sur qui elle était censée prendre exemple. Puis, il y avait Jules, le petit dernier, le chouchou des parents. Anne était donc l’enfant du milieu. Dans la voiture, personne ne voulait la place du milieu. Elsa avait pris la place derrière son père, Anne celle derrière sa mère et Jules cette fameuse place centrale. On ne pouvait pas être le chouchou et en plus avoir une place de choix dans la voiture. Il râlait régulièrement, il ne voulait pas être coincé entre ses deux sœurs. Un jour, Elsa lui avait dit que c’était la place la plus dangereuse. Il avait dit « cool » et depuis il ne rechignait plus.

Anne avait toujours été ronde tout en étant difficile. Peu à peu, elle avait instauré sa dictature alimentaire à toute sa famille. Elle avait honte lorsqu’elle voyait les photos d’enfants africains faméliques. Elle était mal à l’aise en passant derrière le monoprix où elle voyait des gens, parfois en famille, qui fouillaient dans les bacs à ordures, comme des chats. Il y avait ce vieil homme qui utilisait sa canne pour éventrer les sacs poubelles. Ils se nourrissaient des déchets des autres, de ce que l’on jetait car, finalement, on n’en avait pas tant envie que ça ou qu’on l’avait laissé périmer. Chez elle, le frigo était toujours plein et dans la cave, il y avait de quoi tenir un siège. La maison était un gigantesque garde-manger.

Ses grands-parents ne la comprenaient pas. 

-          De mon temps, on ne mangeait pas tous les jours à notre faim. Et il n’y avait pas tout ce choix. Pendant la guerre, on…
-        Oui, on sait ! Vous mangiez du rutabaga et des topinambours et maintenant tu ne peux plus les voir en peinture.
-          Tu pourrais faire un effort, Anne. Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as !

Anne avait 15 ans lorsqu’en cours de sport, elle entendit un de ses camarades parodier la célèbre réplique « cours Forest, cours » en « cours Bouboule, cours ». Les rires avaient suivi. Elle savait que cela s’adressait à elle. Elle avait pris sur elle pour ne pas craquer et lancer la balle en pleine tronche de celui qui venait de l’humilier. Elle serrait les dents et se désintéressait du jeu. Elle avait pris une décision.

A la rentrée scolaire, elle était apparue métamorphosée. Elle avait perdu quelques kilos et y avait pris goût. Les mecs ne la regardaient plus de la même façon. Ca lui plaisait bien de les voir baver sur son passage. La Bouboule d’hier était devenue le canon d’aujourd’hui. Elle se sentait mieux dans sa peau mais ce n’était pas assez. Elle allait leur montrer à tous que Bouboule c’était de l’histoire vraiment ancienne. « Avant j’étais grosse » étaient les premiers mots qui figuraient sur le blog qu’elle venait d’ouvrir. Elle ne savait pas qui la lisait ni même si on la lisait. Elle pouvait y confier tout ce qu’elle voulait. C’était un drôle de concept, une sorte de journal intime public. Elle n’avait pas besoin de le cacher en partant à l’école. Il suffisait d’éteindre l’ordinateur. Son nom n’apparaissait nulle part. Elle était libre de s’y exprimer. Elle était fière d’y écrire qu’elle avait dû refaire sa garde-robe. Elle se prenait en photo dans un ancien jean, montrant l’espace qu’il y avait entre le tissu et sa peau. « On pourrait y tenir à deux » indiquait-elle en légende, le tout assorti d’un smiley radieux. Très vite, ses publications furent commentées par des jeunes filles qui cherchaient à perdre du poids et lui demandaient des conseils. Elle se forgeait une petite communauté virtuelle.

Un an plus tard, une nouvelle rejoignit sa classe. Elle était bien plus grosse qu’Anne ne l’avait jamais été. Elle peinait à tenir sur sa chaise et semblait rentrer au millimètre près dans l’espace imparti. Marion avait toujours à manger dans son sac ou dans ses poches. C’était un moyen pour elle de se faire ce qu’elle croyait être des amis. Ils n’étaient, en réalité, que des mouches qui lui tournaient autour, attirées par l’odeur de sucre. Une amitié sincère, ne pouvait se baser sur des fraises acidulées ou des M&M’s. Elle mangeait sans même avoir faim. Dès 8h30, elle entendait la main de sa camarade remuer dans un sachet de bonbons et y piocher à une allure incroyable. Elle entendait également le bruit des bonbons broyés sous ses dents.  Un jour,  elle avait perdu un bout de dent en plein cours d’allemand. Elle compensait des parents trop souvent absents ou du moins peu présents. Elle dépensait une fortune au distributeur de l’école. Marion et elle s’étaient liées d’amitié. Sur la photo de classe, elles étaient côte à côte. Le contraste était saisissant. Les autres n’avaient pas tardé à les surnommer Laurel et Hardy.

Anne continuait à perdre du poids. On la mettait en garde, mais elle disait : « je pète la forme. Je me sens tellement bien comme ça ». Tous les jours ou presque, elle remplissait son blog. Elle mangeait de moins en moins. Son entourage s’inquiétait. Un jour, elle fait un malaise en cours. Elle est anémiée et fait un séjour à l’hôpital. Ce ne sera pas le seul. Elle ressort et reprend un peu de poids le temps de rassurer les autres.

Certaines ados cachent leur grossesse derrière des vêtements amples, elle elle cachait sa maigreur.  Des creux ou une bosse ; les deux dissimulés de la même façon. On cache la vérité aux yeux des autres pour ne pas la voir soi-même.

En cours, elle écoutait la prof d’anglais expliquer la différence entre « bony » et « skinny » L’un s’utilise quand tu n’as que la peau sur les os et l’autre, quand tu n’as pratiquement plus que les os. Les regards se tournaient vers elle, et elle maudissait la prof.

Après une nouvelle absence, elle consulta le cahier laissé sur le bureau du professeur. Les différents enseignants y indiquaient la liste des travaux à rendre pour permettre aux têtes en l’air ou aux absents de se renseigner. Le cahier s’ouvrit à la page du trombinoscope. Elle découvrit que celle-ci avait été customisée. Chaque élève y était affublé d’un surnom ou caricaturé. Wang avait un chapeau chinois sur la tête et on pouvait lire la mention  « ping pong ». Un exemple parmi 33. Le nom de famille d’Anne avait été barré et remplacé par « Orexie ». Anne Orexie, très drôle ! Ce jour là, elle détesta encore plus son prénom. En CE2, un gamin l’avait surnommée Hippopotanne. Elle pensait qu’en terminale, on pouvait attendre autre chose de ceux qui avaient ou auraient bientôt le droit de voter et conduire. Elle arracha la page et la jeta à travers la salle de cours. En sortant, elle percuta la femme de ménage et manqua de faire tomber tout son attirail.

-        Tu ne peux pas faire attention, non ? lui lança-t-elle avant de marmonner sur ces jeunes qui ne respectaient plus rien tout en tirant sur ses gants de ménage rose fluo.

Anne aurait bientôt le bac. Elle n’aurait plus à supporter cinq jours sur sept ces cons qui avaient pour unique ambition de choper le plus de filles possibles. Ils passaient également leur temps à se vanter du nombre de joints qu’ils avaient fumé et à dire à quel point ils étaient foncedés au cours de madame Laurent. C’était une vieille chouette qui aurait pu laisser penser que l’âge de la retraite avait été repoussé à 75 ans tant tout en elle était d’une autre époque.

Le bac en poche, Anne part étudier loin de chez ses parents. 

-          Tu es sûre que ça va aller ? s’inquiète sa mère.
-         Maman, j’ai dix-huit ans. Regarde, tu as laissé partir Elsa. Tout va bien pour elle. Et puis, il te reste encore Jules à la maison.

Une nouvelle vie s’offre à elle. Elle se sent libre. Libre de faire comme bon lui semble.

Le studio qu’elle louait était meublé. Il manquait cependant un objet qui lui était devenu indispensable. Elle se procura au plus vite une balance ultra précise indiquant le poids à la virgule près. Au début c’était un jeu, cela allait vite devenir une obsession. Elle se pesait tous les jours, puis plusieurs fois par jour. Si elle avait su se servir d’EXCEL elle y aurait inscrit la courbe de son poids. Nul doute que celle-ci soit une ligne filant dangereusement vers le bas.

A l’entrée à l’université, il y eut eu une visite médicale. On l’interrogea sur son poids. On la trouva bien maigre. Elle dit « c’est de famille, tout le monde est mince chez moi ».  Pour l’instant, elle arrivait à tromper tout le monde. Comme on dit, elle aurait pu vendre de la glace à un esquimau. Elle avait réponse à tout. Elle était devenue  anorexique et mythomane.

Elle trouvait toujours des excuses pour ne pas toucher à la nourriture lorsqu’elle était en groupe. Le soir, elle disait : « j’ai trop mangé ce midi » et à l’inverse, si on lui proposait un déjeuner le midi elle disait : « je me réserve pour ce soir ». Elle prétextait des allergies, disait que ça avait un drôle d’aspect, que ça n’avait pas l’air frais, qu’elle était barbouillée, qu’elle était végétarienne, qu’on ne savait jamais, et demandait s’ils avaient entendu parler des scandales alimentaires. Les autres la trouvaient chiante et rabat-joie. Lorsqu’elle allait quelque part, la première chose qu’elle regardait c’était où se trouvaient les toilettes. Personne ne la forçait à manger, personne n’était sur son dos.

Depuis des mois, Anne n’allait plus en cours. Elle n’avait plus la force de monter les quatre étages. L’ascenseur ne devait fonctionner que le week-end, lorsque les étudiants révisaient, faisaient la fête.  Anne comptait, pesait et recomptait le peu qu’elle s’autorisait à manger. Il fallait toujours arriver à un nombre impair, rompre l’équilibre des choses. Alors que dans la maison familiale, à l’autre bout de la France, son petit frère Jules en pleine croissance, mangeait pour deux, elle ne mangeait pour personne.

Au téléphone, elle mentait à sa famille. « Oui, ça va », « Oui, les cours se passent bien ». Lorsqu’ils voulaient lui rendre visite elle disait : « ah non ce week-end je ne peux pas. Je suis invitée ». Elle s’inventait un emploi du temps de ministre alors qu’elle restait cloîtrée chez elle.  D’autres fois, elle disait qu’elle passait les vacances chez son copain. Elle n’avait pas de copains. Les mecs ne la regardaient plus. On ne l’interpellait plus dans la rue. Finis les « mademoiselle, vous êtes charmante » qui l’énervaient mais la faisaient tout de même sourire.

Entre la jeune fille qui avait perdu du poids au lycée et celle qu’elle était devenue aujourd’hui il y avait une grande différence.  Elle perdait ses cheveux et quelques dents, elle n’avait plus ses règles. Elle avait le corps d’une vieille, le poids d’une fillette. Une de ses amies continuait de venir jusqu’au jour où  une dispute éclata entre elles.

C’est à ça que tu veux ressembler ? lui demanda-t-elle en brandissant un article sur Isabelle Caro, cette jeune femme morte après des années d’anorexie. Elle avait fait une campagne de publicité intitulée« No anorexia » pour une marque de vêtements en Italie. 

-           Tu es malade, je ne suis pas comme ça ! cria Anne
-         Non, c’est TOI qui es malade ! Ouvre les yeux ! hurla son amie avant de claquer la porte. Depuis, elle ne donnait plus de nouvelles.

La fille qu’Anne voyait dans le miroir n’était jamais trop maigre. Plus le temps passait, plus elle serrait les crans de sa ceinture. 1 puis 2, puis trois. Ses ongles devenaient cassants. Un duvet apparaissait sur sa peau. Non, Anne n’était pas malade, elle avait simplement arrêté de manger.

Il est trois heures du matin. Je ne sais pas trop par où commencer. Lundi soir, j’ai reçu un coup de fil de ma mère. Il était plus de 22 heures. Ce n’était pas dans ses habitudes d’appeler à cette heure. Elle haletait, j’avais du mal à comprendre ce qu’elle me disait. « Sa voisine l’a retrouvée inconsciente. Elle est à l’hôpital. » J’ai  pensé qu’elle me parlait de Mamie

-          Nous partons demain matin pour Lyon. On passe te chercher.
-          Attends, Lyon ?  Que fait Mamie à Lyon ?
-         
-          Maman ?
-          Il s’agit de ta sœur, ma chérie…

Le lendemain Papa et Maman sont venus me chercher. Jules était assis à sa place habituelle malgré le siège vide derrière Maman. C’était la première fois que nous prenions la route ensemble depuis un moment.

-          Jules, tu aurais pu, pour une fois, te mettre derrière Maman.700 km collés comme ça, je ne suis pas sûre que ça le fasse.

Il a simplement haussé les épaules.

-        Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qu’il se passe ? C’est quoi ces têtes d’enterrement ? Papa, par quel miracle tu n’écoutes plus la radio en voiture ? J’y crois pas, enfin !
-          La ferme, a balbutié Jules
-       Anne a fait un arrêt cardiaque dans la nuit. Elle est morte, Elsa ! Ta sœur est morte ! a enfin explosé mon père.

Je ne pensais pas que c’était aussi grave. Un moment, j’ai cru que tu jouais la comédie. J’avais l’air bien conne dans cette voiture avec mes réflexions. Pourquoi, toi la rebelle, tu n’as pas envoyé valser cette maladie ?  Comment as-tu pu la laisser gagner le combat ? 

Les parents et Jules sont allés à l’hôtel. J’ai demandé si je pouvais rester un peu dans ton studio. Ton ordinateur était resté allumé comme si tu allais revenir dans la minute et m’engueuler de fouiller dans tes affaires. En appuyant sur « Entrée », j’ai découvert que tu tenais un blog. Tu entamais un article. Il était intitulé « Lettre chair ». Le corps du message était vide.