jeudi 18 septembre 2014

Coup de chaleur






Elle aurait dû être arrivée. Voilà deux heures qu’elle a quitté le travail. Fred doit s’inquiéter. Son chef avait voulu la voir quelques minutes avant qu’elle ne quitte le bureau. Il semblait faire exprès de la convoquer quand elle était sur le départ.


Elle est coincée sur cette fichue bretelle d’autoroute. Il fait une chaleur abominable. Évidemment, sa climatisation a décidé de la lâcher la veille. Ses cuisses collent au siège, ses tempes sont grasses. Tout ce dont elle rêve, c’est d’un soda bien frais. En temps normal elle déteste ça. Probablement, le même phénomène qui poussait les gens à demander un jus de tomates dans l’avion. Elle récupère une bouteille d’eau dans son sac à main. L’eau est chaude, elle en boit le tiers en se disant qu’elle ne va pas tarder à le regretter puisque, c’est toujours quand on ne peut aller aux toilettes que l’envie devient pressante. Elle repense à cet hiver, lorsque les journaux télévisés montraient les images de personnes coincées sur les routes en raison de fortes chutes de neige.


Un frisson lui parcourt l’échine en pensant aux paysages blancs. Chaque été, elle déclare détester la chaleur. La saison froide venue, il ne faut pas la pousser pour qu’elle se plaigne du froid qui s’invite jusque sous les draps. Mais là… les mains sur le volant guettant la moindre avancée du trafic, elle étouffe. Elle prend rarement sa voiture pour aller travailler mais, en plein été, elle bat habituellement des records sur son temps de parcours.


Par moment, un klaxon retentit, puis, par effet boule de neige (la neige, encore elle !), d’autres se laissent gagner par la tentation. Ça ne sert à rien, certes, mais ça fait un bien fou !


L’attente est insupportable. Elle a envie de quitter son véhicule, de tout laisser et filer à pied. La chaleur lui donne envie de dormir. Il faut qu’elle s’occupe. Elle tourne la tête vers la gauche, l’automobiliste au frais dans son 4x4 noir se cure le nez pensant sûrement que l’habitacle le protège des regards. À droite, un bras poilu et rouge laisse apparaître un tatouage représentant Johnny Hallyday. Elle pensait que des fans comme ça n’existaient que dans les émissions télé.


L’homme mâche bruyamment un chewing-gum. Elle voit le petit morceau vert apparaître et disparaître à un rythme effréné. Elle en a mal à la mâchoire. De l’autre côté, l’homme au 4x4 ronge ses ongles. Si l’attente devait encore durer longtemps, elle ne serait pas surprise de le voir se raser en s’aidant du rétro.

- Hello, jolie !

Il ne manquait plus que ça. La drague par un sosie au quinzième degré de Johnny. Elle lui adresse un sourire poli. Dans la circulation paralysée, pas moyen de s’échapper. Remonter ses vitres et mourir encore un peu plus de chaud ? Hors de question.

- C’est quoi ton prénom ? Moi c’est Al.

Quelque chose lui disait que derrière ce diminutif se cachait probablement un Albert ou un Alain plutôt qu’un Allan.

- Laura, lâche-t-elle sans penser que…
- Oh oh oh Laura…

Elle aurait pu y penser et donner un autre prénom. Un de ceux que Johnny n’avait pas chantés. Elle était trop honnête.

- Excusez-moi, j’ai un coup de fil à passer. La bonne vieille excuse. Son SMS envoyé il y a bientôt une heure est resté sans réponse.
- Pas de problème, Laura j’ai tout mon temps et toi aussi lui répond-il en appuyant ses propos d’un clin d’œil.

Quelle lourdeur ! Elle prie pour que sa file avance plus vite que celle d’Al-Johnny.

Décroche. Décroche Fred. Allez… espère-t-elle avant d’entendre le répondeur se mettre en marche.

Fred, c’est encore moi. J’espère que tu as eu mon message. Je suis toujours coincée dans les embouteillages, c’est l’enfer ! On ne va pas être en avance chez ton frère. Je ne suis pas certaine d’être à la boulangerie avant la fermeture. Si tu peux y passer avant moi… sinon tant pis pour le gâteau. À tout à l’heure. Je t’aime.

Elle avait toujours l’air stupide en parlant à un répondeur.

Pour faire passer le temps, elle met la radio en marche. Une voix guillerette dénombre tant de kilomètres de bouchon en raison d’un accident sur la route sur laquelle elle se trouve. Sans transition, l’animateur lance le tube d’un chanteur dont elle n’a jamais entendu parler. Avant que les premières notes ne retentissent, une publicité précise qu’avec la chaleur et la climatisation, un impact sur un pare-brise peut s’aggraver. Au mot « climatisation » remuant le couteau dans la plaie, elle coupe la radio. Si même les ondes s’y mettaient !

Elle ne supportait pas de ne rien faire et Fred et sa fâcheuse manie de ne jamais répondre au téléphone quand elle avait besoin de lui. Il avait pris sa journée afin d’avancer dans les travaux de leur maison. Lorsqu’il n’avait pas décroché lors de son premier appel, elle l’avait imaginé, en équilibre sur un escabeau et s’était dit qu’elle ferait mieux de lui envoyer un SMS, qu’il n’aurait pas à lâcher ce qu’il était en train de faire pour s’entendre dire qu’elle était coincée sur la route, ce à quoi il répondrait sans doute « tu arriveras quand tu arriveras ». Elle aimait son esprit pratique et son calme à toute épreuve.

Finalement, elle ne résiste pas à la tentation de le rappeler. Elle a besoin de partager la galère dans laquelle elle se trouve. Elle appuie sur la touche bis de son téléphone.

- Allo ?
- Ah, Fred ! Enfin !
- Allo, vous m’entendez ?
- Vous ? Mais qu’est-ce que ? s’interroge Laura avant de regarder son écran. Il est bien affiché « chéri ». C’est ainsi que Fred figure dans son répertoire. Le temps de remettre le téléphone à son oreille, il n’y a plus personne au bout du fil.

Elle rappelle.

- Allo ?
- Fred ?
- Madame… Bru… Brunet ?
- Non. Enfin, oui. C’est moi.


Techniquement, elle n’est pas encore madame Brunet. Cela lui fait tout drôle de s’entendre appeler ainsi. Pour l’instant, Madame Brunet c’est la mère de Fred.


- Je suis le capitaine Tessier.
- Capitaine ?


Le bouchon et l’accident dont parlait la radio… les sirènes des secours qu’elle avait entendues… Elles étaient pour lui. Il n’y aurait pas d’autre madame Brunet.

lundi 15 septembre 2014

Permis d'aimer




De temps en temps, par regain de nostalgie, Paloma ressortait ses photos de classe. De la maternelle à la terminale, il ne lui en manquait qu’une. Le jour de la photo, ce fameux moment où les parents vous affublaient de tenues considérées comme le must de votre garde-robe, elle devait être souffrante et il n’avait donc pas été jugé utile de la prendre. Sur les clichés, on pouvait suivre l’évolution depuis les rondeurs de l’enfance aux traits d’une jeune adulte en passant par le sourire timide, encombré par un appareil dentaire qui redressait les dents et boursouflait les lèvres.


Paloma avait deux photos de la classe de troisième. Une première sur laquelle elle se montrait souriante, le regard tourné vers Stéphane. Sur la seconde, Paloma redoublait et Stéphane avait suivi sa mère en Martinique suite au divorce de ses parents. Son départ avait été une déchirure. Stéphane avait débarqué en métropole la rentrée précédente. Venant d’un village au nom poétique, ce fut un choc d’arriver dans un grand collège de la région parisienne. Dès le premier jour, lorsque les élèves attendaient pour regagner les classes, Paloma avait repéré Stéphane qui se tenait à l’écart des autres. Un visage qu’elle ne connaissait pas et qui lui plut aussitôt. Quand la sonnerie retentit, elle constata avec joie que cette nouvelle tête se dirigeait, tout comme elle, vers la 3ème C. Les deux élèves ne tardèrent pas à se rapprocher. Une amitié qui s’était vite transformée en quelque chose de plus fort. Ce devait être ce que l’on appelait l’amour. C’était la première fois qu’elle ressentait cela.


Tout fut formidable, jusqu’à ce que Stéphane annonce que l’an prochain, rien ne serait plus pareil. Le déménagement aurait lieu pendant les grandes vacances. Il y avait eu les promesses que l’on fait à chaque fois « je t’écrirai », « je ne t’oublierai pas », « la distance ne nous séparera pas ». Paloma avait écrit un temps. Sans réponse. Elle avait fini par abandonner. Pour elle, il était clair que Stéphane l’avait déjà oubliée. Paloma restait le cœur béant dans cette classe, où en temps que redoublante, plus aucun visage ne lui était familier. Au début, en rentrant le soir, elle jetait son sac à dos dans l’entrée et criait à l’adresse de sa mère : « j’ai du courrier ? » La réponse était toujours négative.


Des années plus tard, Paloma faisait le vide dans la chambre de son enfance puisque ses parents avaient décidé de prendre leur retraite au Portugal. Elle était retombée sur les fameuses photos de classe. Elle se demandait ce qu’ils avaient tous bien pu devenir. Il y avait un moyen de le savoir. Sur les réseaux sociaux, elle avait retrouvé plusieurs de ses anciens camarades. Elle entra les lettres formant l’identité de son premier amour dans la barre de recherche. Elle tomba sur une quarantaine de résultats. Elle put en éliminer une grande partie grâce aux photos. Il en restait cinq sans photo de profil. Elle envoya des messages, des bouteilles à la mer, demandant à ce qu’on la recontacte si son nom leur disait quelque chose.


Paloma, comment vas-tu ? Reçut-elle quelques jours plus tard.


Ce fut plus fort qu’elle, dès les premières lignes de sa réponse Paloma demanda pourquoi elle n’avait pas eu de réponse à ses lettres.


Je n’ai jamais rien reçu
Comment était-ce possible ?

Quelques temps plus tard, Stéphane recontacta Paloma.

Je sais pourquoi… lut Paloma en ouvrant sa boîte mail un matin. Appelle-moi disait encore le message avant de citer un numéro de téléphone. Malgré le décalage horaire, Stéphane décrocha aussitôt et lui raconta sa découverte.


À la mort prématurée de sa mère, Stéphane avait entrepris un tri dans ses affaires. Au fond de sa penderie, il y avait une boîte. Elle renfermait un tas de lettres adressées à Stéphane. L’écriture ronde était celle de Paloma. Pendant toutes ces années, les mots étaient restés enfermés. Stéphane n’avait jamais accès à la boîte aux lettres. Sa mère gardait la clé attachée à son trousseau de clés et travaillant de nuit, elle était toujours à la maison lorsque le facteur passait. Elle avait donc pu subtiliser toutes les lettres venues du continent. Lorsque Stéphane eut des nouvelles de son père, le sujet fut abordé. Il lui répondit après un long soupir « c’était pour ton bien ».


Ce que Paloma avait toujours tu à se parents, c’est que son Stéphane était en réalité une fille. Elle avait bien compris que pour ses parents deux filles qui s’aimaient, ça ne passait pas. Elle n’avait pas oublié la fois où dans un film, il y avait eu une scène entre deux femmes qui s’embrassaient. Aussitôt, son père avait dit « éteins-moi, ça. C’est répugnant ». Il ne disait pas ça quand il s’agissait d’un homme et d’une femme. Aussi lorsque sa mère avait demandé : « Quand est-ce que tu nous présentes ton Stéphane ? », elle avait bien compris que ce ne serait jamais.


Comment ses parents avaient-ils appris la vérité ? Ce fut de la bouche de Magda, sa petite sœur, qui pendant un voyage de classe de son aînée avait sorti innocemment « moi aussi, j’ai une amoureuse ! » La petite à qui rien n’échappait avait surpris sa sœur échangeant un baiser avec une fille lorsque sa classe traversait le parc pour se rendre au gymnase.
Pour les parents de Paloma, il était hors de question de laisser les choses se poursuivre. Ils prirent contact avec les parents de Stéphane. Du côté de ces derniers, en plein divorce, ce fut l’occasion d’un énième règlement de comptes.


- Si tu n’avais pas appelé ta fille Stéphane…
- Je te rappelle que c’est NOTRE fille et que c’est un prénom mixte. Tu étais d’accord!
- Alors qui lui a mis ces idées dans la tête ? Hein ?
- Certainement pas moi.
- Et ta cousine Victoire… Elle vit toujours avec cette femme ?
- Arrête, Stéphane n’est même pas au courant !

La dernière fois que Paloma et Stéphane s’étaient vues, elles avaient 14 ans. Deux fois l’âge de raison. Elles avaient découvert qu’il était permis d’aimer, mais pas n’importe qui.

lundi 5 mai 2014

Une si petite fille





Julien rentrait de déplacement. C’était un vendredi soir. Il avait hâte de voir sa fille qui semblait changer dès qu’il avait le dos tourné. En poussant la porte, il avait été surpris de trouver Irène, sa femme, dans sa petite robe noire qu’elle n’avait pas portée depuis… depuis bien trop longtemps à son goût. Elle était maquillée et avait relevé ses cheveux laissant voir sa nuque de danseuse. Il l’enlaça et plongea sa tête dans son cou pour humer son parfum. Il devait y avoir des milliers de femmes qui portaient le même que le sien, mais sur sa peau, il semblait dévoiler des arômes uniques.

-          Home, sweet home…  Bonsoir chérie !
-          Tiens, dit-elle en lui tendant un verre de vin.
-          Quel accueil ! Où est Chloé ? Le train a eu du retard, j’espérais, pour une fois, rentrer avant qu’elle ne soit couchée, avoua-t-il en desserrant sa cravate.
-          Elle passe la nuit chez Maman.
-          Oh… je vois. Et ça te fait quel effet ?
-          Je noie mon chagrin dans l’alcool, comme tu le vois, dit-elle dans un sourire.

Il n’en revenait pas. C’était la première fois depuis la naissance de Chloé qu’ils se retrouvaient à deux. Ils étaient déboussolés par l’absence de leur fille. Ils auraient pu en profiter pour passer une nuit paisible, mais malgré tout, ils gardèrent une oreille attentive, guettant les pleurs nocturnes habituels de Chloé. Ils avaient l’impression de l’entendre dans le silence de l’appartement, comme si les murs gardaient les sons en mémoire pour les restituer par la suite. Il y avait longtemps qu’Irène n’avait pas dormi une nuit complète. Avant la naissance de Chloé, elle ne trouvait plus le sommeil, ne sachant que faire de ce gros ventre qui la condamnait à dormir sur le dos. Cela lui rappelait des points de suture au visage durant son enfance qui l’avaient forcée à abandonner sa position fétiche. Du jour au lendemain, elle avait également dû arrêter de sucer son pouce car cela tirait sur sa plaie.  Elle trouvait que dormir sur le dos ou plutôt la période qui précédait le sommeil invitait beaucoup trop à la réflexion. Les yeux ouverts, elle  projetait alors ses peurs et ses angoisses de future mère en fixant le plafond qui, même dans le noir, semblait toujours trop blanc.

Malgré la fatigue accumulée au cours de cette semaine riche en déplacements, Julien se réveilla aux aurores le samedi matin. Il avait beau lutter, son horloge interne le tirait du lit avec une rigueur que lui enviait le réveil de la chambre qui, si on ne le surveillait pas, se laisser aller à trois puis quatre minutes d’écart avec l’heure exacte. 

En temps normal, le week-end, il allait à la boulangerie en trottinant. Il revenait avec son trophée encore tiède et odorant puis s’éternisait sous une douche bien chaude et prenait le petit-déjeuner avec femme et enfant. En voyant le pain, Chloé tapait ses petites mains potelées l’une contre l’autre et en réclamait d’un gazouillis strident. Chloé s’emparait de l’objet du délice et le portait à sa bouche jusqu’à ce qu’il prenne l’aspect d’une bouillie qui collait à ses doigts et à tout ce qui était à sa portée. 

           Ce matin, il se sentait fatigué par sa longue semaine. La bouteille de vin entamée la veille se rappelait à lui. Il s’était résolu à emprunter la voiture de sa femme. Il y avait peu de monde à la boulangerie. Il n’avait pas jugé nécessaire de verrouiller la voiture. Une fois dehors, il avait posé le pain et les viennoiseries sur le siège passager en pensant à Irène qui lui reprocherait les miettes sur l’assise. Il lui parlerait des poils de chat qui collaient à ses vêtements et ils seraient quittes. Sa tension était montée d’un cran lorsqu’en dépassant des voitures stationnées, une portière s’était brusquement ouverte. Il avait alors fait une embardée vers la gauche et avait frôlé la collision avec un véhicule venant en sens inverse. Cela lui avait valu une volée d’insultes. Tout ce qui lui importait, était que la voiture d’Irène soit intacte. Il imaginait déjà sa tête s’il avait dû lui expliquer qu’il avait eu un léger accident. Il faut bien avouer qu’Irène était maniaque. Elle ne supportait déjà pas qu’on lui rende un de ses livres cornés ou abîmés. Il fallait toujours que ça tombe sur elle. La personne assurait que son vernis rose pétant était sec quand elle avait saisi le livre et n’expliquait pas les taches imprimées sur la tranche. Irène feuilletait alors avec une mine dégoûtée l’objet qui lui faisait alors plus penser à un flip book raté qu’à un livre. Elle disait «  ce sont des choses qui arrivent, un livre est fait pour vivre » mais jurait par derrière de ne plus jamais rien prêter.

Le temps du retour, Julien fredonna avec la radio pestant sur les publicités qu’il connaissait par cœur, malgré lui. Il y avait celle pour une chaîne de supermarché qui l’agaçait particulièrement. Il ne supportait plus la voix, reconnaissable entre mille, du type qui passait son temps à argumenter sur les produits en promotion avec sa femme, sa belle-mère, son ami, ses enfants. Il ne manquait plus que le chien. Quoiqu’en cherchant, il devait bien en avoir une sur les croquettes et autres pâtées César en promo. 

L’appartement était toujours silencieux à son retour. Il s’affairait à préparer la table du petit déjeuner lorsque le téléphone se mit à sonner. 

-          Allo, Julien ?

Contrairement à ses collègues ou amis qui critiquaient régulièrement leur belle-mère, Julien appréciait beaucoup la sienne. Marcelline faisait plus jeune que son âge, elle était dynamique et profitait de sa récente retraite avec une énergie débordante que lui enviait sa propre fille. 

-          Bonjour Marcelline, comment ça va ?
-          J’appelle pour souhaiter une bonne fête à ma petite-fille adorée.
-         
-          Allo ? Allo ? Ce téléphone va me rendre folle. Julien, tu m’entends ?
-          Oui oui.
-          Je disais que j’appelais pour souhaiter une bonne fête à  ma petite Chloé.
-         
-          Mais c’est pas vrai, ça recommence !
-         
-          Julien ? Julien ?
-          Chloé… n’est pas chez vous ?
-          Non, quelle idée !
-          Je… je vous rappelle
-          Qu’y a-t-il ?

En guise de réponse, Marcelline n’obtint qu’une succession de bips.

Julien avait traversé l’appartement et s’était jeté sur Irène qui dormait toujours.

-          Où est Chloé ?
-          Hmmm ? Qu’est-ce qu’il y a ?
-          Où est ma fille ?
-          Chez ma mère, prononça-t-elle la voix pâteuse.
-          Ta mère vient d’appeler. Ne me mens pas. Dis-moi où est Chloé ?
-          Je suis désolée… Je ne voulais pas.
-          Tu ne voulais pas quoi ?
-          Lâche mon bras, tu me fais mal !
-          Où est-elle, putain ? Qu’es-tu en train de me dire ? C’est pas vrai, mais c’est pas vrai !
-          Dans la voiture…
-          Quoi, dans la voiture ?
-          Elle est dans la voiture.


Il ne contrôlait plus aucun de ses gestes.  La porte d’entrée avait heurté le mur dans un fracas dont les voisins se plaindront. Il appuya sur le bouton pour appeler l’ascenseur. Rien ne semblait bouger. Il n’avait pas le temps d’attendre. Les cinq étages à descendre lui semblèrent interminables. 


Une fois en bas, il croisa madame Richard et Pudding, son caniche aussi vieux, frisé et lent qu’elle. L’animal, sûrement aveugle, prit peur en sentant la présence brusque et soudaine de Julien. En temps normal, il s’arrêtait pour parler un peu avec elle. La vieille dame perdait la tête, il pouvait lui sortir une histoire à dormir debout, le lendemain elle aurait tout oublié. En revanche, elle lui parlerait avec précision du jour de la communion de son frère qui avait failli tourner au drame lorsque son cierge avait rencontré l’aube de celui qui le précédait.


Julien n’entendit pas ce que sa voisine lui dit. Ce samedi 5 octobre, il était devenu sourd à ce qui l’entourait. Seuls les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes. Le col de son t-shirt le serrait à la gorge. À moins que ce ne soit sa gorge elle-même. Il n’arrivait plus à déglutir. Le soleil rasant de l’automne lui brûlait les yeux. Tout était si confus, il ne se souvenait plus de l’endroit où il s’était garé quelques minutes auparavant, quand il était encore persuadé que le soleil augurait d’une belle journée. Il tourna la tête de gauche à droite puis de droite à gauche avant de repérer leur voiture.


Il s’en était servi le matin même comment n’avait-il pu ne rien voir ?  Il se dit un instant que cette histoire n’était pas réelle, qu’il allait se réveiller en sueur en criant le prénom de sa fille. Il se lèverait et il la trouverait paisiblement endormie dans son petit lit.


 Il lui restait une chose à vérifier. Une seule. Il se dirigea à l’arrière de la voiture. La bile remontait. Il entendit le déclic signifiant que le coffre s’ouvrait. Il plissa les yeux en espérant qu’ainsi l’horreur n’aurait pas lieu. Elle était bien là. Elle n’avait pas encore un an.


Irène passait tout son temps avec Chloé depuis sa naissance. À vrai dire, depuis son congé maternité, ses journées étaient entièrement dédiées à sa fille. Elle vivait le fameux « congé mat », expression utilisée par ses collègues qu’elle avait en horreur. Pourquoi fallait-il toujours raccourcir les choses ? On ne déjeunait plus on se faisait un « déj ». Les restaurants gastronomiques devenaient les peu ragoûtants « gastro ». À défaut de pouvoir rattraper le temps après lequel on ne cessait de courir, on économisait sur les mots.


Les premiers temps, Irène avait cru que sa fille ne la laisserait plus jamais dormir. Lorsqu’elle parvenait enfin à l’endormir, il y avait les portes des voisins qui claquaient et qui la réveillait.


-          Tu veux quoi, hein ? Qu’est ce que tu veux ?


Elle lui criait dessus, implorant un signe, un indice sur ses pleurs qui la rendaient dingue. Elle la nourrissait, surveillait sa température et sa couche. Rien n’y faisait. Quand son père rentrait et chez le médecin, la petite était différente, plus calme. Ils ne comprenaient pas. Elle exagérait. On ne la croyait pas, elle n’en parlait plus. Elle prétendait que tout allait bien puisque, selon les autres, tel était le cas. « Vous avez une magnifique petite fille », lui disait-on.


Si Julien avait été plus présent, s’il était rentré plus tôt le soir, il aurait pu voir qu’Irène n’y arrivait pas, qu’elle n’en pouvait plus. Il travaillait trop. Ils ne se voyaient que quelques heures le soir et encore, quand il n’était pas à droite, à gauche pour son travail. Ces quelques heures et le week-end elle n’avait qu’à enfiler son masque de mère épanouie et heureuse. Faire semblant était devenu son quotidien.


Qu’allaient-ils devenir ? se demanda Julien. Et cette promotion qu’il devait avoir sous peu ? Pourquoi avait-il fallu que ça arrive justement maintenant. A moins que… Après tout, que risquaient-ils à essayer ?


Irène irait au parc, celui où il y a toujours du monde, pas le vague espace vert au pied de l’immeuble. Il faisait particulièrement bon en ce début d’automne. L’été indien jouait les prolongations. C’était cliché, mais elle avait toujours cet air de Joe Dassin en tête. Elle était encore bien jeune quand le chanteur était mort, mais sa mère lui vouait un tel culte que le jour de sa disparition elle avait eu l’impression d’avoir perdu un oncle.


De temps en temps, elle se pencherait et adresserait quelques sourires et mots en direction de la poussette. Elle feuilletterait un magazine féminin promettant en couverture de répondre à la question Comment mieux vivre en couple ?

 
Elle veillerait d’un œil derrière ses lunettes de soleil puis finirait par s’endormir. Elle se réveillerait. Elle se pencherait sur la poussette et là, elle arracherait la couverture bien remontée  pour éviter le trop-plein de lumière, elle abaisserait la capote et hurlerait : « on m’a volé mon bébé ! » Elle manquerait de s’évanouir. D’abord surpris et méfiants, les autres parents présents viendraient bientôt à sa rencontre, l’un d’eux appellerait la police et une autre histoire commencerait. 


Bientôt, Irène et Julien s’exprimeraient devant les caméras les yeux mouillés. Elle se maudirait d’avoir fermé l’œil quelques minutes à peine. Derrière leurs écrans, les parents prendraient un air grave en se disant que ça aurait pu arriver à n’importe qui puis, sans transition, passeraient à table. Pendant que les assiettes se rempliraient, en arrière-plan, Irène réclamerait son bébé, supplierait le ravisseur, car, oui, maintenant elle se souvenait d’un homme qui était là, tout à l’heure, sur un banc situé à l’écart. Il tenait un roman entre ses mains. À la réflexion, il ne semblait pas en tourner les pages. Il avait profité du sommeil en retard de la jeune mère pour repartir avec son bébé, sa si petite fille.