jeudi 18 septembre 2014

Coup de chaleur






Elle aurait dû être arrivée. Voilà deux heures qu’elle a quitté le travail. Fred doit s’inquiéter. Son chef avait voulu la voir quelques minutes avant qu’elle ne quitte le bureau. Il semblait faire exprès de la convoquer quand elle était sur le départ.


Elle est coincée sur cette fichue bretelle d’autoroute. Il fait une chaleur abominable. Évidemment, sa climatisation a décidé de la lâcher la veille. Ses cuisses collent au siège, ses tempes sont grasses. Tout ce dont elle rêve, c’est d’un soda bien frais. En temps normal elle déteste ça. Probablement, le même phénomène qui poussait les gens à demander un jus de tomates dans l’avion. Elle récupère une bouteille d’eau dans son sac à main. L’eau est chaude, elle en boit le tiers en se disant qu’elle ne va pas tarder à le regretter puisque, c’est toujours quand on ne peut aller aux toilettes que l’envie devient pressante. Elle repense à cet hiver, lorsque les journaux télévisés montraient les images de personnes coincées sur les routes en raison de fortes chutes de neige.


Un frisson lui parcourt l’échine en pensant aux paysages blancs. Chaque été, elle déclare détester la chaleur. La saison froide venue, il ne faut pas la pousser pour qu’elle se plaigne du froid qui s’invite jusque sous les draps. Mais là… les mains sur le volant guettant la moindre avancée du trafic, elle étouffe. Elle prend rarement sa voiture pour aller travailler mais, en plein été, elle bat habituellement des records sur son temps de parcours.


Par moment, un klaxon retentit, puis, par effet boule de neige (la neige, encore elle !), d’autres se laissent gagner par la tentation. Ça ne sert à rien, certes, mais ça fait un bien fou !


L’attente est insupportable. Elle a envie de quitter son véhicule, de tout laisser et filer à pied. La chaleur lui donne envie de dormir. Il faut qu’elle s’occupe. Elle tourne la tête vers la gauche, l’automobiliste au frais dans son 4x4 noir se cure le nez pensant sûrement que l’habitacle le protège des regards. À droite, un bras poilu et rouge laisse apparaître un tatouage représentant Johnny Hallyday. Elle pensait que des fans comme ça n’existaient que dans les émissions télé.


L’homme mâche bruyamment un chewing-gum. Elle voit le petit morceau vert apparaître et disparaître à un rythme effréné. Elle en a mal à la mâchoire. De l’autre côté, l’homme au 4x4 ronge ses ongles. Si l’attente devait encore durer longtemps, elle ne serait pas surprise de le voir se raser en s’aidant du rétro.

- Hello, jolie !

Il ne manquait plus que ça. La drague par un sosie au quinzième degré de Johnny. Elle lui adresse un sourire poli. Dans la circulation paralysée, pas moyen de s’échapper. Remonter ses vitres et mourir encore un peu plus de chaud ? Hors de question.

- C’est quoi ton prénom ? Moi c’est Al.

Quelque chose lui disait que derrière ce diminutif se cachait probablement un Albert ou un Alain plutôt qu’un Allan.

- Laura, lâche-t-elle sans penser que…
- Oh oh oh Laura…

Elle aurait pu y penser et donner un autre prénom. Un de ceux que Johnny n’avait pas chantés. Elle était trop honnête.

- Excusez-moi, j’ai un coup de fil à passer. La bonne vieille excuse. Son SMS envoyé il y a bientôt une heure est resté sans réponse.
- Pas de problème, Laura j’ai tout mon temps et toi aussi lui répond-il en appuyant ses propos d’un clin d’œil.

Quelle lourdeur ! Elle prie pour que sa file avance plus vite que celle d’Al-Johnny.

Décroche. Décroche Fred. Allez… espère-t-elle avant d’entendre le répondeur se mettre en marche.

Fred, c’est encore moi. J’espère que tu as eu mon message. Je suis toujours coincée dans les embouteillages, c’est l’enfer ! On ne va pas être en avance chez ton frère. Je ne suis pas certaine d’être à la boulangerie avant la fermeture. Si tu peux y passer avant moi… sinon tant pis pour le gâteau. À tout à l’heure. Je t’aime.

Elle avait toujours l’air stupide en parlant à un répondeur.

Pour faire passer le temps, elle met la radio en marche. Une voix guillerette dénombre tant de kilomètres de bouchon en raison d’un accident sur la route sur laquelle elle se trouve. Sans transition, l’animateur lance le tube d’un chanteur dont elle n’a jamais entendu parler. Avant que les premières notes ne retentissent, une publicité précise qu’avec la chaleur et la climatisation, un impact sur un pare-brise peut s’aggraver. Au mot « climatisation » remuant le couteau dans la plaie, elle coupe la radio. Si même les ondes s’y mettaient !

Elle ne supportait pas de ne rien faire et Fred et sa fâcheuse manie de ne jamais répondre au téléphone quand elle avait besoin de lui. Il avait pris sa journée afin d’avancer dans les travaux de leur maison. Lorsqu’il n’avait pas décroché lors de son premier appel, elle l’avait imaginé, en équilibre sur un escabeau et s’était dit qu’elle ferait mieux de lui envoyer un SMS, qu’il n’aurait pas à lâcher ce qu’il était en train de faire pour s’entendre dire qu’elle était coincée sur la route, ce à quoi il répondrait sans doute « tu arriveras quand tu arriveras ». Elle aimait son esprit pratique et son calme à toute épreuve.

Finalement, elle ne résiste pas à la tentation de le rappeler. Elle a besoin de partager la galère dans laquelle elle se trouve. Elle appuie sur la touche bis de son téléphone.

- Allo ?
- Ah, Fred ! Enfin !
- Allo, vous m’entendez ?
- Vous ? Mais qu’est-ce que ? s’interroge Laura avant de regarder son écran. Il est bien affiché « chéri ». C’est ainsi que Fred figure dans son répertoire. Le temps de remettre le téléphone à son oreille, il n’y a plus personne au bout du fil.

Elle rappelle.

- Allo ?
- Fred ?
- Madame… Bru… Brunet ?
- Non. Enfin, oui. C’est moi.


Techniquement, elle n’est pas encore madame Brunet. Cela lui fait tout drôle de s’entendre appeler ainsi. Pour l’instant, Madame Brunet c’est la mère de Fred.


- Je suis le capitaine Tessier.
- Capitaine ?


Le bouchon et l’accident dont parlait la radio… les sirènes des secours qu’elle avait entendues… Elles étaient pour lui. Il n’y aurait pas d’autre madame Brunet.

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