lundi 15 septembre 2014

Permis d'aimer




De temps en temps, par regain de nostalgie, Paloma ressortait ses photos de classe. De la maternelle à la terminale, il ne lui en manquait qu’une. Le jour de la photo, ce fameux moment où les parents vous affublaient de tenues considérées comme le must de votre garde-robe, elle devait être souffrante et il n’avait donc pas été jugé utile de la prendre. Sur les clichés, on pouvait suivre l’évolution depuis les rondeurs de l’enfance aux traits d’une jeune adulte en passant par le sourire timide, encombré par un appareil dentaire qui redressait les dents et boursouflait les lèvres.


Paloma avait deux photos de la classe de troisième. Une première sur laquelle elle se montrait souriante, le regard tourné vers Stéphane. Sur la seconde, Paloma redoublait et Stéphane avait suivi sa mère en Martinique suite au divorce de ses parents. Son départ avait été une déchirure. Stéphane avait débarqué en métropole la rentrée précédente. Venant d’un village au nom poétique, ce fut un choc d’arriver dans un grand collège de la région parisienne. Dès le premier jour, lorsque les élèves attendaient pour regagner les classes, Paloma avait repéré Stéphane qui se tenait à l’écart des autres. Un visage qu’elle ne connaissait pas et qui lui plut aussitôt. Quand la sonnerie retentit, elle constata avec joie que cette nouvelle tête se dirigeait, tout comme elle, vers la 3ème C. Les deux élèves ne tardèrent pas à se rapprocher. Une amitié qui s’était vite transformée en quelque chose de plus fort. Ce devait être ce que l’on appelait l’amour. C’était la première fois qu’elle ressentait cela.


Tout fut formidable, jusqu’à ce que Stéphane annonce que l’an prochain, rien ne serait plus pareil. Le déménagement aurait lieu pendant les grandes vacances. Il y avait eu les promesses que l’on fait à chaque fois « je t’écrirai », « je ne t’oublierai pas », « la distance ne nous séparera pas ». Paloma avait écrit un temps. Sans réponse. Elle avait fini par abandonner. Pour elle, il était clair que Stéphane l’avait déjà oubliée. Paloma restait le cœur béant dans cette classe, où en temps que redoublante, plus aucun visage ne lui était familier. Au début, en rentrant le soir, elle jetait son sac à dos dans l’entrée et criait à l’adresse de sa mère : « j’ai du courrier ? » La réponse était toujours négative.


Des années plus tard, Paloma faisait le vide dans la chambre de son enfance puisque ses parents avaient décidé de prendre leur retraite au Portugal. Elle était retombée sur les fameuses photos de classe. Elle se demandait ce qu’ils avaient tous bien pu devenir. Il y avait un moyen de le savoir. Sur les réseaux sociaux, elle avait retrouvé plusieurs de ses anciens camarades. Elle entra les lettres formant l’identité de son premier amour dans la barre de recherche. Elle tomba sur une quarantaine de résultats. Elle put en éliminer une grande partie grâce aux photos. Il en restait cinq sans photo de profil. Elle envoya des messages, des bouteilles à la mer, demandant à ce qu’on la recontacte si son nom leur disait quelque chose.


Paloma, comment vas-tu ? Reçut-elle quelques jours plus tard.


Ce fut plus fort qu’elle, dès les premières lignes de sa réponse Paloma demanda pourquoi elle n’avait pas eu de réponse à ses lettres.


Je n’ai jamais rien reçu
Comment était-ce possible ?

Quelques temps plus tard, Stéphane recontacta Paloma.

Je sais pourquoi… lut Paloma en ouvrant sa boîte mail un matin. Appelle-moi disait encore le message avant de citer un numéro de téléphone. Malgré le décalage horaire, Stéphane décrocha aussitôt et lui raconta sa découverte.


À la mort prématurée de sa mère, Stéphane avait entrepris un tri dans ses affaires. Au fond de sa penderie, il y avait une boîte. Elle renfermait un tas de lettres adressées à Stéphane. L’écriture ronde était celle de Paloma. Pendant toutes ces années, les mots étaient restés enfermés. Stéphane n’avait jamais accès à la boîte aux lettres. Sa mère gardait la clé attachée à son trousseau de clés et travaillant de nuit, elle était toujours à la maison lorsque le facteur passait. Elle avait donc pu subtiliser toutes les lettres venues du continent. Lorsque Stéphane eut des nouvelles de son père, le sujet fut abordé. Il lui répondit après un long soupir « c’était pour ton bien ».


Ce que Paloma avait toujours tu à se parents, c’est que son Stéphane était en réalité une fille. Elle avait bien compris que pour ses parents deux filles qui s’aimaient, ça ne passait pas. Elle n’avait pas oublié la fois où dans un film, il y avait eu une scène entre deux femmes qui s’embrassaient. Aussitôt, son père avait dit « éteins-moi, ça. C’est répugnant ». Il ne disait pas ça quand il s’agissait d’un homme et d’une femme. Aussi lorsque sa mère avait demandé : « Quand est-ce que tu nous présentes ton Stéphane ? », elle avait bien compris que ce ne serait jamais.


Comment ses parents avaient-ils appris la vérité ? Ce fut de la bouche de Magda, sa petite sœur, qui pendant un voyage de classe de son aînée avait sorti innocemment « moi aussi, j’ai une amoureuse ! » La petite à qui rien n’échappait avait surpris sa sœur échangeant un baiser avec une fille lorsque sa classe traversait le parc pour se rendre au gymnase.
Pour les parents de Paloma, il était hors de question de laisser les choses se poursuivre. Ils prirent contact avec les parents de Stéphane. Du côté de ces derniers, en plein divorce, ce fut l’occasion d’un énième règlement de comptes.


- Si tu n’avais pas appelé ta fille Stéphane…
- Je te rappelle que c’est NOTRE fille et que c’est un prénom mixte. Tu étais d’accord!
- Alors qui lui a mis ces idées dans la tête ? Hein ?
- Certainement pas moi.
- Et ta cousine Victoire… Elle vit toujours avec cette femme ?
- Arrête, Stéphane n’est même pas au courant !

La dernière fois que Paloma et Stéphane s’étaient vues, elles avaient 14 ans. Deux fois l’âge de raison. Elles avaient découvert qu’il était permis d’aimer, mais pas n’importe qui.

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